Depuis trois jours nous sommes là, bien calés, devant un petit village très calme. Une ancre derrière et cinq aussières devant sur un bout de quai (la cinquième est juste là pour faire joli) on ne risque pas de bouger. Il s’agit de laisser passer  un épisode venteux, avec grains, rafales, et pluies torrentielles, ainsi qu’une petite grippe pour l’un et un gros orteil tout bleu pour l’autre (l’avait qu’à pas se faire tomber l’annexe dessus) Faut faire le dos rond avec philosophie. Au mouillage, nettoyage et bricolage sont nos deux mamelles.

 

Bricolage en effet :

Depuis hier, nous ne sommes plus seuls. Voici qu’arrive un drôle de gros bateau en acier, 18 mètres, 26 tonnes, deux mâts et… en panne de moteur, tiré tant bien que mal par son annexe.

L’AIS nous révèle son nom, le « Sheng Du » et les jumelles son pavillon inconnu au bataillon. Nous penchons pour un transfuge Chinois ou un trafiquant Péruvien… Il mouille un peu plus loin et, en fait de Chinois, nous faisons bientôt la connaissance d’une charmante famille Sud-Africaine. Karen, Franz et leurs quatre filles sont partis du Cap, ont visité Brésil, Guyane, Antilles, Canada, New York, etc. puis Panama et maintenant Polynésie, en route pour la Nouvelle Zélande où les filles pourront passer les examens nécessaires à valider leur cursus scolaire par correspondance. Chapeau bas !

 

Le moteur est bloqué de chez bloqué, ce qui, en général signifie qu’il y a de l’eau dans les cylindres. Mauvaise nouvelle. Ici nous sommes vraiment loin de tout, les quelques bateaux locaux sont des vedettes rapides et légères avec moteurs hors-bord à essence. Trouver un concessionnaire Perkins ne va pas être facile.

 

C’est alors que descendent du ciel Abel, et son aide Tamatua. Abel a été pêcheur, puis mécanicien, et enfin retraité. Dans le village, il répare tout ce qui tourne et fait du bruit. Il est jovial, souriant, et tatoué partout, jusque sur le nez. Il a une sacrée allure. Un seigneur. En voyant le Perkins de Franz (110 CV tout de même) il dit : « ton petit moteur, là, c’est un joujou à côté du générateur diesel de la commune » Pas la peine de lui demander s’il s’y connait. Un gourou du diesel, ici, dans cette petite île au bout du monde. Miracle.

 

Au boulot. Démontage des six injecteurs. Le moteur n’est pas de la première fraîcheur et l’installation de refroidissement est compliquée avec des tuyaux partout. On apprend qu’un mécano Brésilien a cru bon d’ajouter un étage de refroidissement de l’huile par échangeur sur circuit d’eau de mer, en plus du refroidissement du liquide antigel par échangeur sur circuit fermé d’eau douce entre deux réservoirs intégrés à la coque… je sens que certains ont décroché, là ? Rassurez-vous, moi aussi. Abel lui-même a des silences souriants mais inquiétants.

 

Les injecteurs sont déposés : oh là là, ils sont très sales, et l’on aperçoit du liquide dans les cylindres… Au goûtage, il s’avère que certains contiennent de l’huile noire d’autres de l’eau de mer, et d’autres un mélange.  Il y en a pour tous les goûts. Bon, dit Abel sans se départir de son flegme, maintenant qu’il n’y a plus de compression, on va faire tourner tout ça pour évacuer la m… des cylindres. Mais, dis-je timidement, cela ne risque-t-il pas de gicler un peu par les ouvertures, ne faudrait-il pas mettre quelque chose par-dessus, au cas où ?... On accède poliment à ma suggestion en improvisant un écran à l’aide d’une petite planche de surf-board prêtée par les filles, et hop, allez, on démarre.

 

Et splash ! Pour gicler, ça gicle, ça fuse ! Heureusement, la planche a encaissé le gros de l’éruption, mais il y a tout de même de l’huile noire jusqu’au plafond de la cabine ! Tout le monde a poussé un cri et le silence retombe.  On se regarde avec ahurissement pendant quelques secondes, et soudain Abel éclate de rire : il est tout noir, couvert d’huile de vidange, on ne voit que ses yeux qui luisent de malice. Bon, dit-il, ça tourne mais il y a de l’huile de vidange dans les cylindres, alors, on va lui faire une petite vidange du carter. Tout le monde rigole. Cette famille a un moral d’acier, admirable !

 

La vidange ramène de l’eau de mer mélangée à un tout petit fond d’huile. Franz nous avoue que l’anti-siphon placé à l’entrée d’eau de mer comporte une vanne qu’il  retrouvée en mauvaise position. L’histoire se met en place : La vanne se trouvant dans le fond d’un placard, quelqu’un y a malencontreusement accroché une manche en prenant son ciré, et voilà : lors de l’arrêt du moteur, le circuit d‘eau de mer est resté amorcé (le moteur est placé sous la ligne de flottaison) et l’eau a continué à circuler jusqu’à son point de sortie dans le coude d’échappement. La mer a donc envahi tout le circuit d’échappement, le pot, le silencieux, puis elle est remontée dans les cylindres. Classique mais de mauvais goût. Ne me demandez pas comment l’eau a également envahi le carter et a chassé l’huile dans les pistons… je n’ai pas tout compris.

 

Bon, dit Abel, c’est bien, j’avais peur que cela ne soit plus grave (j’adore son humour) Eh bien il n’y a plus qu’à tout remonter  et faire tourner au démarreur. La pression dans les cylindres chassera tout ce qui reste et finalement, boum, ça va péter (démarrer se dit péter en Polynésien)

 

Le lendemain, on remet les injecteurs en place, ce qui ne va pas tout seul, il faut refaire certains filetages probablement maltraités par les mécanos brésiliens: le moteur Perkins est British, donc les filetages sont aux normes « impériales » et non « métriques »  Je vous passe les détails. Finalement tout est en place, on remet de l’huile neuve, on change les filtres, enfin bref… ça tourne, mais sans atteindre la compression nécessaire pour démarre, car la batterie, qui a déjà été pas mal sollicitée, s’aplatit rapidement sous l’effort. Il faut la recharger et remettre à demain.

 

Entre temps, Franz et moi (en ma qualité d’interprète) allons demander à Jean-Claude, le responsable technique de la commune, s’il pourrait nous prêter une batterie un peu costaud. O.K. pas de problème dit-il avec un grand sourire, et il va prélever les deux batteries des camions « commune de Makemo » qui sont garés là. Et voilà deux camions sans batterie ! « Je vous les amène demain 10h sur le quai avec ma voiture » dit-il. Incroyable la gentillesse des Polynésiens. Et demain, c’est Dimanche…

 

Donc, Dimanche 11h, on remet ça. Il fait à présent un temps magnifique. Cette fois, Abel met les deux batteries en série pour envoyer 24 Volts au lieu de 12 dans le démarreur (ah, bon, on peut faire ça ?) Et à midi, ça pète ! Je veux dire ça démarre !! Joie sans mélange et hourras de l’équipage. Bon, dit Abel, il ne reste plus qu’à faire péter les bières. On est tous d’accord, c’est lui le chef, on fait comme il dit. Happy ending.

 

Un moteur noyé par l’eau de mer qui reflue de l’échappement suite à un défaut du système anti-siphon, ou parce que le coude d’échappement est endommagé, ou parce qu’une déferlante a inondé le pot d’échappement d’un circuit mal conçu (sans col de cygne) est une aventure assez classique. Dans ce cas, il ne faut pas trop insister sur le démarreur, car quelque chose d’autre risque de lâcher, un joint, des pignons, des segments, et particulièrement le démarreur lui-même, qui encaisse une forte surcharge de courant. Desserrer  les porte-injecteurs ou déposer les bougies de préchauffage, faire tourner pour éliminer l’eau, pulvériser du WD-40 dans les cylindres, faire tourner, etc. Si l’on s’en occupe rapidement l’aventure restera sans lendemain. Si l’eau de mer a stagné quelque temps dans les cylindres c’est une autre histoire, la rouille s’est installée et le moteur sera peut-être bon pour la casse. Le meilleur traitement est préventif : surveiller le bon fonctionnement de l’anti-siphon (obligatoire si le moteur est situé moins de 15 cm au-dessus de la ligne de flottaison) Surveiller le coude d’échappement et son anode, et changer régulièrement ce coude ; Lorsque le moteur doit être remisé plusieurs semaines, faire tourner à l’eau douce additionné de liquide antigel anticorrosif.

 

 

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© Carole Beaumont